Chapitre 6
— Je crois que j’aurais dû suivre ma première impulsion et fiche ce salopard à terre à coups de Taser, marmonnai-je.
Andy ne rit ni ne sourit. Assis, raide, sur son fauteuil, il regardait droit devant lui. Je ne savais s’il était choqué parce que ce qu’avait dit Adam était une surprise totale pour lui ou bien s’il était choqué parce qu’Adam était au courant. J’avais supposé qu’Andy ne savait rien des circonstances de ma naissance mais désormais, je n’en étais plus aussi certaine. Il disait que Raphael l’avait bloqué afin qu’il n’ait pas accès à certains secrets, mais je n’étais pas sûre de le croire. J’étais peut-être trop soupçonneuse. Ou bien peut-être que mon sens de l’Araignée me hurlait que quelque chose clochait. Difficile de savoir.
Je m’installai sur le canapé pour éviter de m’asseoir près d’Andy. La place était encore chaude de la présence d’Adam et, malgré moi, je saisis le léger parfum de son aftershave épicé planant dans l’air. Je regrettais vraiment qu’Adam soit aussi sexy : le contraire m’aurait peut-être aidé à le détester. Je voyais au visage de mon frère qu’une bataille se livrait dans sa tête et je me demandai quel en était l’objet. Allait-il m’en parler ? Le croirais-je ?
Il finit par poser les yeux sur moi pour les détourner aussitôt. J’essayai de ne pas perdre patience.
— Alors, tu veux faire un commentaire ? demandai-je quand je compris qu’il ne me dirait rien sans que je le secoue.
Son regard était fermé.
— Non.
Je me passai la main dans les cheveux en grattant mon cuir chevelu comme si ce geste allait éclaircir la situation. En vain.
— Tu sais quelque chose au sujet de mon père biologique ? lâchai-je.
Son expression ne changea pas.
— Papa est ton vrai père.
Il avait l’air sûr de lui mais, s’il était aussi sûr de ce qu’il affirmait, il n’aurait pas dissimulé son expression avec autant de soin. Que savait-il ? Et pourquoi ne me le disait-il pas ?
— Quoi que tu caches, tu sais que tu peux me le dire, lui rappelai-je. Non ?
Son rire amer tenait plus de l’aboiement.
— Je ne cache rien. Si je savais quelque chose, je serais ravi de le partager avec toi. (Son regard me transperça, son expression était intense.) Bien sûr, je ne peux rien partager avec toi sans le partager avec Lugh également.
Je jurai à voix basse pour avoir si facilement oublié que j’étais inextricablement liée à mon démon intime. Et pourtant…
— Lugh est du bon côté, dis-je à mon frère.
Andy détourna encore les yeux.
— Lugh a ses propres motivations. Elles ne concorderont pas toujours avec les tiennes.
Je ne pouvais le contredire, bien que ce ne soit pas l’envie qui me manquait. Faire confiance n’avait jamais été mon fort et une partie de moi désirait sincèrement se débarrasser des soupçons perpétuels et de ma constante recherche des motivations secrètes. Je voulais faire confiance à Lugh, pas seulement de tout mon corps, mais aussi de tout mon esprit. Et je savais que je ne le pourrais jamais, peu importe combien je l’appréciais ou combien je croyais en sa cause. C’est déjà bien difficile pour un être humain de connaître parfaitement un autre être humain. C’est impossible pour un humain de comprendre véritablement un démon.
Ne sachant pas quoi dire, je laissai tomber le sujet.
Un silence embarrassé s’installa entre nous. Andy alluma la télévision pour regarder CNN pendant que je bricolais dans l’appartement en faisant mine de ne pas tenir compte du malaise ambiant. J’avais vraiment envie de sortir mais, après le rapport troublant d’Adam, je n’osais pas laisser Andy tout seul. Même si une partie de moi désirait tuer de mes propres mains ce foutu emmerdeur.
Je comprenais les raisons pour lesquelles Andy ne souhaitait pas me parler mais, en gros, j’avais atteint le degré zéro de la patience. Je voulais savoir ce qu’il savait et je voulais le savoir maintenant.
Aux environs de 18 heures, je commandai une pizza pour le dîner. Andy ne tenait pas à sortir et je ne tenais pas à cuisiner. À 18 h 45, le poste de sécurité de l’immeuble m’appela pour m’avertir que le livreur de pizza était dans l’ascenseur. Je vantai à voix basse les délices de manger une pizza froide tout en plongeant la main dans mon sac pour trouver mon argent.
J’ouvris la porte en farfouillant toujours dans mon sac, ratissant le fond en quête de pièces de monnaie afin de rassembler un pourboire décent. Je m’attendais à ce que le livreur s’impatiente, au lieu de quoi il entra dans l’appartement en me bousculant.
— Eh ! m’indignai-je en laissant tomber le sac et l’argent quand je me rendis compte que quelque chose clochait.
Après avoir jeté la pizza sur la table la plus proche, l’intrus se tourna vers moi. J’étais déjà prête à me battre. Il me fallut un moment pour le reconnaître et, quand ce fut fait, la tête me tourna.
— Docteur Neely ? demandai-je en clignant des yeux.
Il était bien coiffé d’une casquette au logo de la société de livraison et avait apporté la boîte de pizza, mais je me demandais comment on avait pu le prendre pour un livreur. Voilà qui me bluffait.
Il ôta sa casquette et esquissa une révérence.
— À votre service.
J’avais un métro de retard. J’essayai de comprendre a) pourquoi le médecin se trouvait ici, et b) pourquoi il se faisait passer pour un livreur de pizza.
Le téléviseur devint muet et je jetai un coup d’œil à Andy qui était devenu pâle.
— Raphael, dit-il avec un tremblement dans la voix.
Le docteur Neely, souriant, exécuta une autre révérence fantaisiste.
— En chair et en os.
J’avais été longue au démarrage mais maintenant que je comprenais ce qui se tramait, tout s’accéléra. En deux pas, je fus sur Raphael avant qu’il ait eu le temps de se redresser, et je lui assenai un coup de genou qui le percuta en plein nez. Hurlant de douleur, il se prit le visage à deux mains, le sang dégoulinant entre ses doigts.
Je jetai un autre coup d’œil à Andy.
— Est-ce qu’il est de ces démons qui prennent leur pied dans la douleur ? demandai-je.
Comme ils étaient incorporels dans leur monde, certains démons trouvaient certaines sensations physiques fascinantes au point d’en apprécier même les plus désagréables… à l’image d’Adam et de sa fascination pour la douleur, à la fois la sienne et celle des autres.
Andy gloussa et je détectai plus de vie dans ses yeux que je me rappelais en avoir vu depuis son réveil.
— Non.
— Oh, parfait, dis-je en plantant mon poing dans le ventre de Raphael.
Il émit un fort « ouf » avant de s’effondrer. Il ne semblait pas savoir s’il devait se tenir le nez ou le ventre. Pendant qu’il y réfléchissait, je me précipitai vers la penderie où était rangé mon Taser et je l’armai en un temps record.
Je restai à une distance respectable de Raphael, en m’assurant que j’aurais le temps d’appuyer sur la détente au cas où il se lancerait sur moi quand il se serait remis. Puis j’attendis.
Comme ce salopard était malgré tout intelligent, il resta à genoux même après avoir repris son souffle et que son nez eut cessé de saigner. Dans le corps de Neely, ses yeux étaient d’un bleu arctique et, avant qu’il ait le temps de se remettre tout à fait, il me lança un regard à me glacer la moelle. Puis, adoptant son habituel masque courtois, il me sourit avec regret.
— Depuis le temps, on aurait pu croire que j’aurais su quel genre d’accueil attendre de toi, dit-il en ayant l’air si amusé que j’aurais pu en oublier la manière dont il venait juste de me regarder.
En me souvenant de tous les mauvais coups qu’il avait faits, à moi ou à ceux que j’aimais, je resserrai mon doigt sur la détente du Taser. Peu importait qu’il m’ait sauvé la vie. Nous ne serions jamais rien qui puisse approcher l’idée d’amis.
— Donne-moi une bonne raison pour que je ne te transforme pas en masse tremblante à coups de Taser ? demandai-je.
Il cessa de sourire et soupira.
— Si c’est ce que tu veux faire, je ne peux pas t’en empêcher. Quand tu auras fini de me torturer, il faudra pourtant qu’on discute.
Il était si fichtrement calme et rationnel que ma colère s’estompa en partie. Ouais, c’était un salopard au sang-froid, même s’il était légèrement de mon camp. Mais s’il se trouvait effectivement là pour éliminer Andy, je supposai qu’il l’aurait fait avant qu’aucun de nous ait le temps de comprendre à qui nous avions affaire. Je n’avais pas vraiment été sur mes gardes en ouvrant la porte.
Idiote, me réprimandai-je. J’étais parano de nature, mais je ne l’avais pas été assez.
Je gardai mes distances, mais abaissai le Taser. Comme je l’ai dit, Raphael est un type intelligent : il n’essaya même pas de se lever et il garda les mains ouvertes posées sur ses cuisses, là où je pouvais les voir.
— Qu’est-ce que tu veux ? demandai-je. Et depuis combien de temps es-tu dans le corps du docteur Neely ?
— J’ai pris son corps la nuit dernière, quand j’ai appris qu’Andrew s’était réveillé.
La main armée du Taser commença à se relever, presque comme si elle agissait de sa propre volonté.
— Alors le pauvre bougre qu’Adam a découvert dans une allée était bien ton hôte précédent.
Raphael eut l’air intrigué.
— Je ne suis pas certain de savoir de qui tu parles, mais je peux te garantir que personne n’a trouvé mon hôte précédent dans une allée.
Andy émit un son étrange du fond de la gorge et Raphael lui adressa un regard pénétrant.
— Non, je ne l’ai pas tué, si c’est la raison pour laquelle tu donnes l’impression d’avoir avalé une couleuvre.
Andy réussit à prendre l’air effrayé et sceptique à la fois.
— C’est donc qu’il existe une personne qui t’a invoqué par ton nom dans la Plaine des mortels, t’a transféré en toute connaissance de cause dans un hôte illégal et a survécu pour raconter cette histoire ?
Les yeux bleu de glace de Raphael se rivèrent à Andy de manière effrayante.
— Il ne dira rien à personne, mais pas parce que je lui aurais fait du mal. Ça peut te surprendre, mais il est possible qu’un hôte m’héberge pendant deux jours sans me détester.
La lèvre d’Andy se retroussa en un sourire mauvais.
— Ou sans devenir un navet animé ?
Andy se comportait étrangement pour quelqu’un qui avait aussi peur de Raphael. J’avais le sentiment d’avoir mis le pied dans une querelle très ancienne. Certaine que personne ne profiterait d’une aggravation des hostilités, j’interrompis Raphael avant qu’il ait la possibilité de répondre.
— Très bien, dis-je, alors le légume dont m’a parlé Adam n’est pas ton hôte précédent et vous vous détestez cordialement tous les deux. Pourquoi ne me dirais-tu pas ce que tu fiches ici ? Ou bien est-ce un autre de tes secrets ? Parce que si tu es juste venu t’engueuler avec mon frère, je compte te noyer d’électricité et le laisser se soulager d’un peu de l’hostilité qu’il nourrit à ton égard.
Je désignai le Taser pour souligner mon propos. Raphael m’adressa un regard inamical.
— Tu es une vraie garce insensible, tu sais ?
— Ce qui veut dire ?
Il émit un rire peu enthousiaste, secoua la tête et se reprit vite.
— Quand je suis retourné dans le Royaume des démons, j’ai dit à Dougal que tu n’hébergeais plus Lugh. Je lui ai raconté que tu étais parvenue à t’en débarrasser en le transférant dans un nouvel hôte dont je n’avais jamais vu le visage.
— Oh ! merci beaucoup ! dis-je, horrifiée. Maintenant je vais avoir tous les démons à mes trousses !
Il haussa les épaules.
— Il fallait que je lui dise quelque chose. Il était déjà assez en colère contre moi pour avoir empêché ses partisans d’invoquer Lugh dans l’hôte sacrificiel. Si j’avais refusé de lui dire qui j’avais choisi pour l’héberger, je n’aurais pas été en mesure de t’aider aujourd’hui. (Je supposai qu’il marquait un point, mais je n’appréciais pas pour autant cette situation.) Dougal m’a renvoyé dans la Plaine des mortels avec une double mission : apprendre de toi qui est l’hôte actuel de Lugh et éliminer Andrew, qui, en toute justice, aurait dû mourir la nuit où j’ai quitté la Plaine des mortels.
La main qui tenait le Taser se remit aussitôt en position, mais Raphael ne faisait pas mine de vouloir attaquer.
— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas le faire. C’est peut-être difficile à croire, mais je respecte Lugh, même si nous ne serons jamais l’illustration parfaite de l’amour fraternel. Si tu le laissais prendre le contrôle, je sais qu’il me donnerait l’ordre de ne pas tuer ton frère et je respecterais cet ordre.
Je ricanai.
— Ouais, tout comme tu as respecté son ordre quand il t’a demandé de lui dire ce que tu savais des activités de Dougal ?
Il haussa les épaules.
— J’ai mes raisons pour ça. (Il tourna la tête pour regarder Andy.) De plus, Andrew me connaît bien, dit-il en lui adressant ce qui avait tout d’un regard mauvais. Il sait tout à fait quelles seraient les conséquences s’il s’avisait de parler de manière inconsidérée.
Bien sûr, Raphael avait vécu dans le corps de mon frère pendant dix ans avant de retourner au Royaume des démons, ce qui supposait qu’il devait également bien me connaître. Alors qu’il adressait un regard mauvais à mon frère, mon doigt se tendit sur la détente du Taser.
Je ne décidai pas sciemment de lui tirer dessus, mais la pression de mon doigt sur la détente fut suffisante. Le Taser émit un « pop » et les sondes traversèrent la pièce pour se planter dans le dos de Raphael. Ce dernier s’écroula en hurlant, ses muscles frémissant spasmodiquement. Je m’efforçai de résister à l’envie de lui balancer une autre décharge pendant qu’il se trouvait à terre.
Andy croisa mon regard et il eut un petit sourire.
— Rappelle-moi de ne jamais me trouver dans le camp adverse.
— Trop tard, rétorquai-je en éjectant la cartouche du Taser avant de le recharger en attendant que Raphael se redresse et s’époussette.
Cela prendrait un moment. Les décharges de Taser sont plus violentes pour les démons que pour les humains.
— C’était juste un petit avertissement, dis-je à Raphael qui me jeta un regard furieux en se contorsionnant sur le sol. Non seulement il t’est interdit de faire du mal à mon frère, mais tu n’as pas non plus le droit de le menacer.
Il montrait les dents comme un chien. Soit parce qu’il grondait, soit parce qu’il serrait les mâchoires à cause de la douleur. J’espérai qu’il s’agissait de la seconde option.
Nous attendîmes tous en silence que Raphael reprenne le contrôle du docteur Neely.
— Ça n’était pas nécessaire, me dit-il quand il eut repris son souffle.
— Peut-être. Mais c’était amusant.
Il secoua la tête et s’assit.
— Tu es supposée te réjouir que je ne sois pas là pour tuer Andrew. Au lieu de ça, tu me tires dessus.
— Je suis censée éprouver des regrets ?
Il soupira.
— Je suppose que non. Tu veux entendre ce que j’ai encore à dire ou tu préfères me punir davantage ?
Je n’étais pas pressée d’entendre ce qu’il avait encore à déclarer, mais je supposai que je ne pouvais l’éviter.
— Pourquoi tu ne m’enverrais pas un mail ? marmonnai-je, mais il savait que je cédais.
— Ce n’est pas moi qui ai laissé un hôte vide pour que ton pote le trouve.
— Adam n’est pas mon pote, rétorquai-je, bien que cette distinction importe peu.
Raphael m’adressa un regard entendu.
— Peu importe, ce n’était pas moi.
— J’avais compris. (Notant une trace d’inquiétude dans son regard, je fronçai les sourcils.) Serais-tu en train de me dire que tu sais de qui il s’agit ?
— J’ai des soupçons.
Ce qui m’inquiéta au plus haut point.
— Qui est-ce ?
Il eut un sourire condescendant.
— Ce n’est pas quelqu’un que tu connais.
— Tu veux une autre décharge de Taser pour te délier la langue ?
Le sourire disparut.
— Lugh et toi formez un beau couple. Je t’ai sauvé la vie, tu te rappelles ?
Je ne pus m’empêcher de m’esclaffer.
— Tu ne peux pas te vanter de m’avoir sauvé la vie quand c’est toi-même qui l’as mise en danger, abruti. Et tu as torturé mon petit ami et Dieu seul sait ce que tu as pu faire endurer à Andy pendant ces dix années où tu occupais son corps. Je ne te dois strictement rien.
Il n’eut pas l’air d’apprécier. Il me jeta un regard furieux avant de se lever en dépit du fait que j’avais réarmé le Taser.
— Très bien, ricana-t-il en se dirigeant vers la porte. Peut-être que je ne te dois strictement rien non plus. Tu ne vaux pas toute la peine que je me donne.
— Dis-moi qui vient juste d’entrer dans la Plaine des mortels ! ordonnai-je, mais Raphael continua à avancer.
— Va te faire foutre, dit-il en ouvrant la porte.
Mon doigt fut pris d’un mouvement convulsif sur la détente, mais je me retins d’assener une nouvelle décharge à Raphael. Ce dernier serait peut-être obligé de rester un peu plus longtemps, mais je ne pensais pas que cela l’inciterait à parler.
— Je suis désolée, dis-je, comprenant trop tard que j’aurais dû museler ma mauvaise humeur.
Au cas où je n’aurais pas saisi le message la première fois, il me fit un doigt d’honneur. Et il claqua la porte derrière lui en partant.